dimanche 2 novembre 2008

LE 400e Hiver

LE 400e Hiver Benoît Aubin

Journal de Montréal
30/10/2008 08h18

C'est dans une journée comme hier - première neige, premier froid, premier vent méchant - que j'ai mes pensées les plus chaudes pour les Champlain, Laviolette, Maisonneuve, qui ont réussi l'exploit surhumain de passer un premier hiver par chez nous.

C'étaient des Européens, des Français, pour qui l'hiver n'était jamais qu'un moment difficile d'humidité et de grisaille, à passer avec l'aide d'un foulard et d'une petite laine. Des gens qui cueillaient les fraises et les fleurs du printemps dès Pâques.

Ils n'avaient pas idée de ce qui les attendrait ici en janvier, février, mars, puis avril...

En plus, ils avaient fait la connaissance du pays dans les chaleurs et l'abondance de l'été, riche de baies sauvages, de gibier, de poisson, et de tourterelles si nombreuses qu'on les tuait avec un bâton.

Ils ne pouvaient pas savoir que l'enfer est un champ de glace bleue balayé par le nordet ; que le froid tue aussi vite et plus net que le feu.

TOUT RÉINVENTER

Il n'y avait personne pour dire à Champlain: «Attache ta capine mon Sam, pis corde ton bois, parce qu'il va faire frette longtemps.»

Rien dans ce que ces Européens avaient développé dans l'art de bâtir, de se vêtir, de cultiver et d'engranger ne les avait préparés à l'hiver au Québec. Ceux qui ont survécu à ce premier hiver, en chiquant de la gomme d'épinette offerte par les ancêtres de Max Gros-Louis, ont dû tout reprendre à zéro, tout réinventer, et vite, avant les premiers froids de l'automne suivant.

Il est là l'exploit, fait d'adaptation et de créativité à la sauce de désespoir. C'est cela qu'on célébrait à Québec cet été : la ténacité, l'obstination, la capacité d'innover des nouveaux colons du Nouveau Monde.

L'hiver, les conditions dans lesquelles le Québec est né et a pris racine, déterminent encore aujourd'hui ce que nous appelons les «valeurs québécoises». Des gens très attachés à leur territoire, le seul où ils ont des racines. Une société solidaire et isolée, qui a grandi derrière une palissade, encerclée par un monde étranger et hostile. Une société tissée serrée, sédentaire, très attachée aux signes - la langue, la croix, la fleur de lys - qui la rassemblent.

DEUX PÈRES

Le Québec d'aujourd'hui est le descendant direct de ces premiers colons. Mais il a aussi eu un autre père, un père absent, dont on n'entend pas souvent parler : le rebelle, le coureur des bois, le survenant.

En arrivant, ils ont tourné le dos aux soldats, fermiers et prêtres qui allaient s'établir. Leur premier hiver, ils l'ont passé avec des gens qui savaient s'y prendre: les Indiens. Ils ont pris le bois, plusieurs ne sont jamais revenus -et leur héritage, génétique, coule encore dans les veines de Métis au Wyoming.

De ses deux pères, l'un sédentaire, l'autre aventurier, le Québec a hérité d'une tension créatrice entre deux extrêmes: le besoin de s'établir pour survivre, et celui, aussi irrépressible, d'explorer le monde et de se l'approprier.

Le premier nous a donné Québec, cette fière citadelle qui s'est célébrée sans gêne aucune cet été. Le deuxième, tous ces noms de francophones typiquement québécois, listés dans les bottins téléphoniques de toutes les villes d'Amérique du Nord...